Par Arno Deknuydt, Léopold Guidarelli et Maria Minulina Moreira, M2 AlterEurope 2024-2025
Comment devient-on chercheur en France ? C’est autour de cette question que s’est déroulée la rencontre des masterants Altereurope de l’UJM avec Grégoire Le Gall, doctorant en géographie culturelle au sein du laboratoire Géographie-Cités. Engagé dans la rédaction d’une thèse sous la direction de Béatrice von Hirschhausen (EHESS/Centre Marc Bloch) et la co-direction de Denis Eckert (Géographie-cités/Paris 1), Monsieur Le Gall a partagé son parcours académique, ses thématiques de recherche et ses aspirations professionnelles. Au cours de la rencontre, il a apporté un éclairage précieux sur les réalités du contrat doctoral : conditions d’accès, défis quotidiens, mais aussi aspects gratifiants de cette aventure. Grâce à la générosité de l’intervenant, les étudiants ont pu appréhender les dessous d’une thèse en sciences humaines et sociales (SHS), qui plus est en condition de terrain empêché, mais avec l’accompagnement attentif et bienveillant des directeurs de recherche.
Ce compte rendu, sans être exhaustif sur la totalité des 3 heures passées en compagnie de M. Le Gall, présente un rapport d’étonnement du groupe organisateur de la rencontre (Léopold Guidarelli, Arno Deknuydt et Maria Minulina Moreira). Dans ce cadre, les étudiants reviennent sur les principales notions abordées, tout en apportant des éclairages à partir de leurs lectures sur le sujet. Ainsi, ensemble, ils explorent le chemin parfois épineux mais passionnant qui se dresse devant les personnes qui choisissent la voie de la recherche en SHS en France.
Parcours de la formation par la recherche
Le doctorat est le diplôme de plus haut niveau du système LMD (Licence-Master-Doctorat) et constitue une formation par la recherche. L’étudiant-chercheur dans ce cas est, via une université, inscrit au sein d’une école doctorale (ED). Il est rattaché à ce titre à une équipe de recherche (laboratoire, Unité Mixte de Recherche (UMR), etc.), dans la plupart des cas la même que celle de son Directeur de thèse. Le doctorat se conclut par la soutenance d’une thèse. Celle-ci peut être sous forme monographique ou, plus rarement, sous forme de mémoire comprenant des articles publiés, selon les règlementations de l’école doctorale concernée. Par exemple, au sein d’ED 355 Aix-Marseille, un accord préalable du directeur de thèse et du comité de suivi individuel est exigé, indiquant que ce format prend un caractère plutôt exceptionnel[1].
Alors que la formation s’effectue en règle générale sur une durée de 3 à 6 ans[2], les statistiques du MESRI montrent qu’en SHS la proportion des personnes qui soutiennent leurs thèses dans les délais de 40 mois est faible par rapport aux sciences exactes (14% en SHS contre 60% en sciences exactes). L’estimation d’un taux de soutenance pour les inscriptions en SHS est de 57 % (Lapeyre, 2013)[3].
Les financements
Le financement d’un doctorat est un enjeu crucial. Le Contrat Doctoral Unique (CDU), d’une durée de trois ans, représente la forme de financement la plus répandue. Il peut être accordé par le biais de financements ministériels, régionaux, ou dans le cadre de projets spécifiques (par exemple, les projets ANR ou Horizon Europe). Légalement, ce contrat peut être prolongé par avenant pour une durée totale de cinq ans maximum[4]. Cependant, cette prolongation est extrêmement rare en SHS.
Les thèses réalisées dans le cadre des Conventions industrielles de formation par la recherche CIFRE, réalisées en partenariat avec des entreprises[5], intègrent une dimension appliquée et permettent de relier recherche académique et enjeux professionnels. Ce qui peut être (mais pas obligatoirement) associé à la notion de la “recherche-action”, qui vise à changer la réalité sociale, tout en produisant des connaissances sur ces changements (Allard-Poesi, Perret, 2003)[6].
En sciences sociales, de nombreux doctorants effectuent leurs thèses sans financement (seules 38% de thèses sont financées en SHS contre 90% en sciences exactes[7]), ce qui pourrait expliquer en partie le taux d’abandon plus élevé dans ces disciplines. Cette disparité reflète probablement une priorité budgétaire accordée aux disciplines dites « stratégiques » et « économiquement rentables ».
Dans le cas de doctorat non-financé, comme l’a évoqué Grégoire Le Gall, le recours à des emplois alimentaires devient souvent une nécessité, au détriment du temps consacré à la recherche. Dans ces cas, l’expérience de thèse les mène à l’épuisement physique et psychique, danger que nous aborderons dans la deuxième partie de ce document. Par ailleurs, même en cas de doctorat financé, la quasi-impossibilité de soutenir la thèse au bout des trois ans de financement force les doctorants à une situation précaire puisque la somme de travail nécessaire à l’écriture d’une thèse est difficilement conciliable avec un emploi. Au cours de notre rencontre, Grégoire Le Gall nous confiait qu’il réfléchissait aux modalités pour, une fois la durée de son financement achevée, subvenir à ses besoins le temps de finir sa thèse. Ainsi, n’ayant pas réussi à terminer sa thèse en trois ans, le doctorant est confronté à une situation précaire qui le contraint à trouver d’autres moyens de financement, ces moyens retardant souvent l’écriture de la thèse et prolongeant ainsi la situation de précarité. Comme nous confiait notre intervenant, même l’obtention d’un contrat doctoral ne préserve pas l’étudiant d’une situation de précarité, situation d’autant plus difficile qu’elle intervient trois ans après le début de la thèse, ce qui rajoute une importante charge mentale au doctorant.
Débouchés professionnels
Le doctorat, condition incontournable pour accéder aux métiers de la recherche et de l’enseignement supérieur, ouvre les portes à plusieurs parcours professionnels, bien que ces derniers soient souvent marqués par une forte concurrence.
Les opportunités dans le monde académique
Dans les universités, les docteurs peuvent occuper des postes variés tels qu’ingénieur·e d’étude, ingénieur·e de recherche ou attaché·e temporaire d’enseignement et de recherche (ATER). Ces rôles permettent d’acquérir de l’expérience tout en poursuivant ses recherches. Le concours pour devenir maître de conférences reste une étape clé pour ceux qui aspirent à une carrière académique stable. Les maîtres de conférences sont alors des enseignants-chercheurs, qui sont rattachés à une université et dispensent un nombre d’heures de cours à chaque semestre. Cependant, ce poste exige une habilitation du Conseil national des universités (CNU), ainsi qu’une préparation rigoureuse pour se démarquer dans un environnement hautement compétitif.
Pour les docteurs souhaitant se concentrer uniquement à la recherche, il est possible d’intégrer des institutions prestigieuses comme le CNRS (Centre national de la recherche scientifique). Cette voie, privilégiée par Grégoire Le Gall, permet ainsi de ne pas être obligé d’enseigner à l’université. L’admission repose sur la qualité et la pertinence d’un projet de recherche spécifique. Cette démarche, bien que valorisante, demeure extrêmement sélective, ce qui en fait un véritable défi pour de nombreux candidats.
Les débouchés au-delà du monde académique
Outre les carrières universitaires, les docteurs en SHS peuvent explorer des opportunités dans des organismes publics ou privés. Les organisations internationales telles que l’ONU, l’UNESCO, ou les institutions européennes figurent parmi les employeurs potentiels, notamment pour les chercheurs spécialisés dans des domaines comme la géographie culturelle, l’histoire ou les sciences politiques. De même, les institutions culturelles (musées, archives, bibliothèques) et les centres interdisciplinaires offrent des perspectives en lien avec les thématiques de thèse.
Toutefois, comme l’a souligné l’étude “Le doctorat en France : du choix à la poursuite de carrière”(Kallenbach, Dubourg-Lavroff, Gillard, Rolland, 2020), le doctorat reste insuffisamment valorisé sur le marché du travail non académique. Cette méconnaissance du diplôme, combinée à l’absence de passerelles explicites entre le monde académique et le secteur privé, limite parfois les opportunités d’emploi pour les jeunes docteurs.
Impact psychologique de la thèse
Nous aimerions aussi mettre en avant les aspects psychologiques, même si ce n’était pas le cas pour Grégoire Le Gall ; la thèse peut aussi être un moment difficile. De par la difficulté de communiquer son expérience à ses proches, la solitude et le sentiment de ne pas être utile à la société. “« la profonde ambiguïté, nourrie d’incertitude, du statut de doctorant : ce sont alors les univers rhétoriques de la « place » et du « sens »[8]. La thèse est souvent associée à un “combat”[9], les thésards abordent en groupe restreint à l’université, seul lieu où ils semblent compris, leur inquiétude face à cet “Everest”. La thématique de l’instabilité, de la précarité et du manque de débouchés domine les conversations. “Qu’allons-nous faire”, Que faire ? Ce sentiment d’incertitude était aussi présent avec Monsieur Le Gall, qui craignait pour son insertion au CNRS et son avenir, paraissant même un peu mal à l’aise. Nous allons aborder cette crainte au niveau macro dans notre dernière petite partie.
Crise de la vocation, inflation scolaire et raisons économiques
Au cours de notre réflexion, nous avons constaté une crise multifactorielle dans le domaine de la recherche, et en réalité, surtout présente dans les sciences humaines. Une crise alimentée par une volonté politique de maîtriser les budgets vers plus d’austérité et des financements accordés davantage aux sciences dures, car plus utiles économiquement, alors que les chiffres des doctorants en sciences humaines sont globalement stagnants.
Cela nous a évoqué les travaux de Marie Durut-Bellat, qui, dans le livre éponyme L’inflation scolaire[10], mettait en 1982 en avant le phénomène de dépréciation salariale et symbolique de la scolarité, par rapport avec l’augmentation du nombre d’étudiants, le nombre de doctorants, de 2000 doctorats délivrés en 1960 à presque 20 000 à la fin des années 2010[11]. On dénombre 20 000 doctorants en sciences humaines en 2024 contre 13 000 10 ans plus tôt. De là débouche une crise des allocations de bourse, particulièrement en sciences humaines. Pour l’année 2016, « Quand 92 % des doctorants en sciences exactes voient leurs thèses financées par un contrat de recherche (soit un minimum de 1 400 euros net par mois depuis la rentrée 2016), ce n’est le cas que pour 38 % de leurs camarades en SHS »[12], ainsi qu’une précarisation globale du statut de chercheur. 51 % ont un travail alimentaire, dont un tiers des chercheurs font des cours en parallèle de leur temps de travail. Bon nombre cumulent avec un métier alimentaire ou se reposent sur une béquille (famille, conjoint). Nous avons pu le constater avec Monsieur Le Gall, qui songeait à prendre un travail en tant que serveur pour pouvoir subvenir à ses besoins. Comme vu dans l’excellent documentaire Profs de fac, la vocation à l’épreuve[13] (juin 2023) réalisé par Thomas Loubière et produit par Arte, c’est, en plus de la précarisation des jeunes chercheurs, l’accompagnement qui suit aussi cette dynamique, avec la multiplication des heures supplémentaires bénévoles pour les maîtres de thèse. Ceux-ci viennent sacrifier de leur temps pour la relation avec le jeune thésard ou par principe. Cela nous rappelle l’importance de la relation avec le maître de thèse, par exemple Grégoire Le Gall salue la qualité de sa relation avec Béatrice Von Hirschauffen. Ici encore, les rhétoriques de solitude oscillent entre deux pôles : la solitude désirée face à un encadrement trop présent, envahissant, et la solitude subie face à des superviseurs absents – la plus fréquente au sein de notre enquête… certains dénonçant l’absence quasi-totale d’échanges avec le directeur et le sentiment d’abandon qui en résulte”[14]. Et comme montré dans le documentaire, les doctorants font fréquemment des tâches administratives pour lesquelles ils n’ont aucune formation.
Toutefois, l’expérience de Grégoire Le Gall montre aussi l’effet épanouissant de la thèse. Du moins dans la partie non rédactionnelle car il n’avait pas vraiment entamé le manuscrit “pur”. Le travail de thèse est en effet un métier “à part” qui permet d’explorer une passion et dans le cas de Grégoire Le Gall de voyager sans être trop étouffé au niveau du budget du fait du faible coût de la vie des pays visités pour le bien du travail de recherche, c’était avant l’inflation, (Géorgie, Pologne, Ukraine). Le travail de thèse permet aussi une grande liberté dans son organisation du travail et plus de flexibilité vis-à-vis des autorités référentes, selon Grégoire Le Gall. Peut-être que son travail est aussi épanouissant et ne présente pas les stigmates abordés dans le documentaire, aussi, car il a pour principales sources des entretiens et est donc très actif socialement.
Ainsi, l’exemple de Grégoire Le Gall illustre l’intérêt mais aussi la difficulté de la thèse. Si la thèse est un moment de grande stimulation, de liberté professionnelle et d’épanouissement sur le plan intellectuel, elle est également une épreuve obligatoire pour toute personne souhaitant poursuivre dans le métier de la recherche. Elle est à la fois une épreuve académique, puisqu’il faut passer de nombreuses étapes (développer un projet de thèse pour obtenir un financement, trouver des postes de post-doctorat une fois la thèse effectuée, obtenir l’habilitation du CNU puis passer un concours pour obtenir un poste d’enseignant-chercheur, ou bien être recruté par le CNRS) avant d’obtenir un emploi stable, mais également une épreuve physique et mentale, à cause des nombreuses difficultés économiques et psychologiques rencontrées par l’étudiant-chercheur au cours de sa thèse puis après sa thèse. Comme l’a souligné Grégoire Le Gall, si faire de la recherche est une importante stimulation professionnelle, il ne faut pas sous-estimer les difficultés que le doctorant rencontre tout au long de sa thèse et après, et avoir conscience des épreuves dans lesquelles l’étudiant-chercheur s’engage en débutant une thèse.
[1] https://ecole-doctorale-355.univ-amu.fr/fr/futur-doctorant/formats-these
[2] La durée de 6 ans est tolérée, par exemple, pour des personnes exerçant une activité salariée, cf. https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/doctorat-51898.
[3] Cité dans le cadre du rapport “Le doctorat en France : du choix à la poursuite de carrière”, produit pour la MESRI par Sacha Kallenbach, Sonia Dubourg-Lavroff, Cristelle Gillard, Denis Rolland, 2020, cf. https://www.vie-publique.fr/rapport/278388-le-doctorat-en-france-du-choix-la-poursuite-de-carriere
[4] Le financement doctoral | enseignementsup-recherche.gouv.fr.
[5] Les «entreprises» sont ici vues dans un sens large : PME, ETI, Grande entreprise. Une collectivité peut également accueillir une thèse CIFRE. cf. https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/les-cifre-46510.
[6] Allard-Poesi F., Perret V. (2003), La Recherche-Action. in Y. Giordano (Dir.), Conduire un projet de recherche, une perspective qualitative, Caen : EMS, pp. 85-132.
[7] “Etudier et manger, la dure équation des thésards en sciences humaines” – Libération.
[8] Chao, Marina, Monini, Carlotta, Munck, Signe, Thomas, Samuel, Rochot, Justine, & Van de Velde, Cécile. (2015). Les expériences de la solitude en doctorat. Fondements et inégalités. Dossier « La socialisation des doctorants en sciences humaines et sociales », 10.
[9] Loubière, Thomas, (2023), Profs de fac, la vocation à l’épreuve, Arte
[10] Durut-Bellat, Marie. (1982). L’inflation scolaire. Paris : Presses Universitaires de France.
[11] Andes. (2016, 28 novembre). Historique du nombre de doctorats délivrés en France. Blog, Statistiques doctorat.
[12] Le Monde. (2016, novembre 29). Seulement 38 % des thèses en sciences humaines et sociales sont rémunérées. Le Monde.
[13] Loubière, Thomas, (2023), op. cit.
[14] Loubière, Thomas, (2023), op. cit.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Admin blog (Pascal Bonnard) (20 janvier 2025). Entrer dans le monde de la recherche en France (et y rester). AlterEurope. Consulté le 23 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1342h